Maltus Haktar se demanda s'il n'était pas devenu fou. Seule la chaleur qui se dégageait de son ondemort le reliait au réel et l'empêchait de perdre définitivement la raison. Quelques mètres plus loin, le cadavre le plus proche avait été soudain saisi d'étranges convulsions, comme animé par un ultime regain de vie. Le maître jardinier ne parvenait pas à se faire à l'idée que le Jersalémine, à peine revenu de sa cryogénisation et rendu invisible par un mot soi-disant sacré (ça n'avait pas été une simple forfanterie de sa part), était en train de soulever le corps allongé sur le sol de la galerie et de lui fouiller les poches dans l'espoir d'y trouver une arme. Comme beaucoup de ses complanétaires, l'Osgorite avait besoin de voir pour croire, or il ne distinguait, dans la pénombre enfumée, qu'un cadavre agité de soubresauts et dont la combinaison était parcourue d'inexplicables ondulations.

Les mercenaires de Pritiv, cueillis par ses rafales d'ondes à haute densité, s'étaient tous repliés derrière le monticule de terre et de gravats s'écoulant du plafond éventré. Les yeux rivés sur l'entrée de la petite pièce, ils n'avaient apparemment pas remarqué les mouvements saccadés des bras et du buste de leur compagnon mort. Aux lueurs furtives des rayons, il avait semblé à Maltus Haktar qu'ils étaient en train d'assembler les pièces d'un canon à rayon momifiant, un de ces engins terrifiants auxquels aucun blindage n'était en mesure de résister. L'embrasure de la porte formant un goulet d'étranglement, ils avaient probablement conçu le projet de pulvériser les murs de la pièce afin de lancer un assaut massif dans l'espace dégagé. Ils risquaient de provoquer d'importants éboulements et, étant donné l'extrême complexité des sous-sols du palais épiscopal, un effondrement d'une grande partie de l'édifice.

Une sensation de présence dans son dos entraîna l'Osgorite à se retourner. La femme jersalémine, enveloppée dans le manteau blanc du mahdi Shari, le visage rongé par l'inquiétude, s'était approchée de l'embrasure et avait passé la tête dans la galerie.

« Vous ne devriez pas rester là, ma dame ! dit Maltus Haktar. Ces gens-là ont des... »

A peine avait-il prononcé ces mots que dans un crissement horripilant un disque tournoyant vint frapper la paroi métallique à quelques centimètres de la tête de Phœnix. Son sifflement menaçant s'estompa dans l'indéchiffrable obscurité. Maltus Haktar saisit la jeune femme par le bras et la tira en arrière avec une telle violence qu'elle perdit l'équilibre et tomba lourdement sur le dos.

Fracist Bogh aida Phœnix à se relever et lança un regard furieux à l'Osgorite.

« Vous êtes devenu fou, Maltus !

— Je préfère être fou et vivant que sensé et mort, Votre Sainteté... ou qui que vous soyez ! Nous avons perdu trop de temps et je vous avais prévenu que... Bon Dieu ! »

L'attention du maître jardinier fut attirée par des lueurs vives qui zébraient l'obscurité et éclairaient par intermittence le monticule de terre. Deux secondes lui furent nécessaires pour évaluer la situation. Le sortilège d'invisibilité du Jersalémine avait pris fin mais, au lieu de battre en retraite et de se réfugier dans la pièce comme convenu, il avait pris l'initiative de ramper jusqu'au pied du monticule et, armé de l'ondemort qu'il avait récupéré sur le cadavre, il s'était relevé et avait ouvert le feu. L'effet de surprise avait parfaitement joué : plusieurs mercenaires, touchés par les rayons, avaient basculé à la renverse et les autres, aveuglés par l'âcre fumée, empêtrés dans les corps affaissés et dans les pièces éparses du canon, n'avaient eu ni le temps ni le réflexe de riposter.

« Que se passe-t-il, Maltus ? » cria Fracist Bogh.

Aphykit avait saisi la main encore glacée de Yelle, blottie dans les bras de Shari. Les yeux grands ouverts de la fillette allaient et venaient sans cesse d'un point à l'autre de la pièce, des socles cryo à la porte arrachée de ses gonds par une explosion, des deux sarcophages intacts aux innombrables éclats de verre, de l'énorme bague glissée à l'annulaire de sa main droite au visage de Jek, assis sur le bord d'un socle de conservation. Ses sourcils froncés et son front plissé témoignaient de l'intensité de ses efforts pour tenter de donner une cohérence à l'ensemble. Toutefois l'élément qui l'étonnait le plus (et l'inquiétait également), c'était la transformation physique de Jek : le garçon pudique et timide qu'elle avait rencontré sur Terra Mater s'était métamorphosé en un petit homme. Il avait grandi, ses épaules s'étaient élargies, sa voix avait mué et ses joues s'étaient couvertes de duvet. Bien qu'il traversât l'âge ingrat de la préadolescence et qu'un vêtement ridicule occultât sa chevelure, elle trouvait qu'il avait embelli, que ses traits autrefois indécis s'étaient affirmés, qu'une flamme nouvelle brillait dans ses yeux. Elle vit qu'il la fixait et lui adressa un sourire, pas une de ces grimaces ironiques dont elle avait le secret, un sourire chaleureux, ému, un signe d'encouragement et d'amour. Elle ne l'avait pas accueilli d'une manière très sympathique lorsqu'il était sorti, nu et humide, du ventre du migrateur céleste mais ses moqueries et ses caprices ne l'avaient pas empêché de braver tous les dangers pour venir la délivrer. L'homme qui la portait et dont elle ignorait le nom se penchait de temps à autre sur elle et la contemplait d'un air grave. Il semblait la connaître mais elle avait beau fouiller dans ses souvenirs, elle ne parvenait pas à mettre un nom sur son visage. Elle percevait, au-delà des divers bruits qui s'élevaient autour d'elle, la rumeur diffuse et permanente du blouf, le grondement terrifiant qui préfigurait l'agonie de l'univers et lui renvoyait l'image de son père. Elle se demanda si Tixu avait encore la forme d'un homme et des larmes jaillirent de ses yeux. La main de sa mère lui effleura tendrement la joue. Elle se sentait entourée d'amour et cela l'aidait à surmonter les difficultés de son réveil, la douleur qui lui vrillait le crâne, la paralysie de ses membres, les odeurs agressives de chair carbonisée et de sang.

« Il se passe que notre ami jersalémine fait un peu de nettoyage et que je vais l'aider ! » répondit Maltus Haktar.

Joignant le geste à la parole, il sortit de son abri et parcourut la galerie au pas de course, penché sur lui-même, louvoyant, lâchant de temps à autre une rafale pour ne pas laisser aux mercenaires le temps de reprendre leurs esprits. Un disque siffla à quelques centimètres de sa joue, percuta le plafond dans une gerbe d'étincelles, retomba sur le sol dans un grincement sinistre. Le maître jardinier opéra la jonction en cinq secondes, buta sur un cadavre, s'étala de tout son long sur le versant du monticule de terre, reprit son souffle, se redressa, pressa sans discontinuer la détente de son ondemort. Les ondes à haute densité s'associèrent aux rayons vomis par l'arme du Jersalémine pour illuminer la galerie et obliger les mercenaires survivants à se replier dans un autre passage.

Les deux hommes cessèrent le feu. Ils demeurèrent un instant immobiles, tous sens aux aguets, scrutant les ténèbres.

« Le moment est venu de sortir de notre trou, murmura Maltus Haktar.

— Où votre tête envisage-t-elle de nous conduire ? demanda San Francisco.

— A l'atelier des déremats... Ils ont été préprogrammés pour nous expédier sur un relais de Platonia.

— Où se trouve cet atelier ?

— A quelques centaines de mètres d'ici, au niveau inférieur. Il nous faut franchir cet éboulis, prendre le premier embranchement à gauche et suivre la nouvelle galerie jusqu'à la plate-forme de descente. En bas, nous devrons encore emprunter un couloir sur environ cinquante mètres.

— Ma tête me dit que le chemin est long...

— Votre tête n'a pas tout à fait tort, monsieur ! Ces satanés mercenaires se sont probablement répartis dans les sous-sols et nous risquons d'en rencontrer à chaque croisement.

— Mon cœur me dit que nous avons déjà perdu beaucoup de temps. »

Si la manière de s'exprimer du Jersalémine étonnait autant qu'elle amusait l'Osgorite, son courage, son sens de l'initiative et son habileté l'emplissaient d'admiration et de respect.

« Le mien bat tellement fort que je ne le comprends pas ! Mais je ne me suis pas encore présenté : je suis Maltus Haktar, Osgorite et maître jardinier du palais.

— San Francisco, prince des Américains de Jer Salem.

— Un prince ? s'étonna Maltus Haktar. Désolé, je ne suis qu'un homme du commun, un cul-terreux d'un village d'Osgor...

— La naissance ne fait pas la qualité, dit San Francisco. Vous êtes un prince de tête et de cœur. »

Le maître jardinier enveloppa le Jersalémine d'un regard à la fois stupéfié et bouleversé : cet homme était nu, il émergeait de trois ans d'un sommeil de glace et pourtant une telle noblesse, une telle dignité, une telle grandeur d'âme se dégageaient de lui qu'on avait immédiatement envie d'être élevé au rang de ses amis. Des volutes de fumée s'échappaient des bouches des canons chauffés à blanc. Les cadavres des mercenaires, enchevêtrés, formaient des taches claires sur le rideau d'obscurité.

« Ma tête vous invite à aller chercher nos amis...

— Allez-y, vous. Votre femme s'inquiète de votre sort. Je me charge de la surveillance... »

Ils récupérèrent d'autres ondemorts sur les cadavres et, après une brève explication de Maltus Haktar sur la manière de s'en servir, ils franchirent l'éboulis et s'enfoncèrent prudemment dans la galerie. L'Osgorite et San Francisco, qui s'était de nouveau revêtu de la cape du maître jardinier, marchaient en tête, suivis respectivement d'Aphykit et de Phœnix. Les deux jeunes femmes, encore mal remises de leur réanimation, peinaient pour suivre l'allure et serrer les crosses de leur arme. Les réanimés restaient ordinairement allongés pendant quarante-huit heures afin de retrouver leur coordination entre le cerveau, le système nerveux et les muscles, mais elles s'efforçaient de s'adapter aux circonstances, de surmonter les désagréments d'un réveil trop brutal. Shari marchait derrière Aphykit. Comme il portait Yelle, le maître jardinier ne lui avait pas donné d'arme mais lui avait conseillé de raser le mur afin de ne pas s'exposer de manière inconsidérée à d'éventuels tirs ennemis. Jek et Fracist Bogh fermaient la marche et jetaient de fréquents coups d'oeil en arrière pour s'assurer qu'aucun adversaire ne les prenait à revers.

Ils essuyèrent leur première attaque au croisement, au moment où Maltus Haktar et San Francisco s'engouffraient dans la bouche du tunnel situé sur leur gauche. Ils perçurent les cliquetis caractéristiques de disques coulissant sur leurs rails.

« Attention ! » glapit l'Osgorite.

Ils se jetèrent en arrière et se plaquèrent contre la paroi de la galerie principale. Plusieurs disques traversèrent l'intersection en tournoyant et en émettant un sifflement sournois.

« Combien sont-ils ? chuchota San Francisco.

— Trois ou quatre à mon avis, souffla le maître jardinier. Ceux qui ont échappé à votre action de tout à l'heure... Passer ne sera pas facile. Ils nous tireront comme des chatrats dès que nous mettrons le nez dehors. A moins que vous n'utilisiez de nouveau votre sortilège d'invisibilité.

— Mon cœur le voudrait mais mon corps n'en est plus capable. Il ne s'est pas suffisamment écoulé de temps depuis ma première translation et la puissance magique du mot de l'abyn Elian n'agira plus sur moi. »

Des grondements brisaient le silence et des lueurs fugaces zébraient les ténèbres. Les Osgorites du réseau Lune Rouque, admirables de courage, refusaient de capituler et les combats se poursuivaient en d'autres endroits du palais.

« Moi, je n'ai pas encore employé le mot sacré », fit une voix douce.

Ils se retournèrent et virent Phœnix s'avancer vers eux d'un air décidé.

« Mon cœur me dit que ce n'est pas une bonne idée ! maugréa San Francisco.

— Et que dit ta tête, prince des Américains ? »

Les yeux de San Francisco lancèrent de sombres éclairs.

« Ma tête dit que c'est la seule solution envisageable mais mon cœur ne l'approuve pas.

— Il faut parfois savoir réduire son cœur au silence... Mais vous devrez intervenir rapidement : je n'ai pas ta maîtrise de l'invisibilité... »

San Francisco désamorça le cran de sécurité de l'ondemort de Phœnix.

« Trois secondes suffiront. Inutile de tirer avant la fin de ta translation : tant qu'il conserve son pouvoir magique, le mot sacré neutralise les armes à feu. Prends le temps de bien t'équilibrer sur tes jambes. »

Il saisit l'extrémité du canon et lui imprima un mouvement latéral.

« Ne cherche pas à viser. Ne t'arrête à aucun moment de presser la détente et de balayer le tunnel sur toute sa largeur. »

Elle acquiesça d'un mouvement de tête. Il lui posa la main sous le sein gauche et perçut, sur la pulpe de ses doigts, les battements affolés de son cœur.

« Ton cœur est immense, Phœnix.

— Sinon il ne serait pas digne de t'accueillir, prince. »

Il s'écarta pour la laisser passer. Elle s'adossa contre la paroi de la galerie principale, ferma les yeux pendant une poignée de secondes, respira profondément pour ralentir son rythme cardiaque puis prononça intérieurement le mot de l'abyn Elian.

Elle s'avança de quelques pas dans le tunnel latéral, se campa aussi fermement que possible sur ses jambes et leva le canon de son arme. Quatre silhouettes gris et blanc se découpaient sur le rideau de ténèbres et tendaient le bras en sa direction. Les lueurs tremblotantes des lointaines explosions se reflétaient sur les disques à demi enfouis sous la manche relevée de leur combinaison. Leur main libre tenait un ondemort mais, à la façon dont les canons étaient pointés vers le sol, ils préféraient visiblement se servir de leur lance-disques.

Phœnix pressa la détente.

Aucune onde ne jaillit de la bouche du canon. Elle crut d'abord que le mot de l'abyn Elian continuait de produire son effet, puis elle se rendit compte, au crissement des disques sur les rails, qu'ils l'avaient repérée. Son index se crispa sur la détente mais rien d'autre ne se produisit qu'un pitoyable borborygme. Des flots d'adrénaline l'électrisèrent. Elle entrouvrit la bouche pour hurler mais sa gorge nouée ne put émettre aucun son. Elle avait l'impression de se débattre dans un cauchemar. Elle s'était pourtant réveillée ce matin, elle avait posé un regard attendri sur San Francisco, endormi à ses côtés... L'étoile de Terra Mater brillait de ses feux, le petit déjeuner, essentiellement composé de fruits, avait été délicieux... Ils avaient discuté un moment avec Naïa Phykit, si blonde et si belle dans la lumière matinale... Yelle et Jek étaient partis se baigner dans le torrent... San Francisco et elle étaient descendus dans le jardin, avaient commencé à trier les fruits, à nettoyer les caissons de déshydratation... Elle avait entendu un bruit, elle avait vu le corps de son compagnon étendu près d'un caisson de déshydratation, elle avait aperçu un homme nu dans l'allée, elle avait reçu un choc sur le front, une fatigue intense s'était emparée d'elle... Elle s'était à son tour allongée, saisie d'une terrible envie de dormir... Que fabriquait-elle au milieu de cet obscur tunnel ? Ces quatre hommes au visage dissimulé sous un masque blanc lui voulaient du mal et son arme s'était enrayée. C'était une situation de cauchemar dans un décor de cauchemar, et elle ne se réveillait toujours pas.

Un disque fusa dans sa direction. Elle évoluait dans un autre espace-temps, elle voyait une tranche luisante voler vers sa gorge mais elle attendait le réveil, elle restait incapable de réagir, comme si cette réalité ne la concernait pas. Au moment où le disque allait se ficher dans sa chair, quelque chose roula sous ses jambes, la déséquilibra et la projeta au sol. Une violente douleur lui traversa la tête et le cou. Elle entrevit des éclairs éblouissants et fut enveloppée d'une gangue de chaleur intense.

San Francisco se rétablit sur ses jambes puis lâcha une deuxième pluie d'ondes sur les quatre mercenaires. La surprise engendrée par la brusque apparition de Phœnix au milieu du tunnel avait entraîné un flottement que le prince de Jer Salem avait instantanément mis à profit. Il avait d'abord plongé dans les jambes de la jeune femme, l'avait renversée, puis il avait exploité son élan pour rouler sur lui-même et cribler ses adversaires de rayons étincelants.

Les disques qui voltigèrent autour de lui le manquèrent largement. Les mercenaires, touchés au torse ou au ventre, s'affaissèrent l'un après l'autre et se tordirent de douleur sur le sol. Maltus Haktar déboucha à son tour dans le tunnel et les acheva d'une salve précise.

San Francisco se pencha sur Phœnix, la souleva délicatement par les épaules.

« Ma tête souffre, murmura-t-elle en se massant l'occiput, mais elle me dit que sans ton intervention elle ne serait plus sur mes épaules... Mon arme s'est enrayée.

— La manœuvre de diversion a parfaitement réussi : la voie est libre. »

« Je n'ai pas encore eu l'occasion de te dire combien j'étais content de vous revoir, Phœnix et toi », dit Jek.

Bien qu'elle ne fût pas très large, ils avaient réussi à prendre place tous les huit sur la plate-forme. Elle descendait lentement le long du tube gravitationnel. Un chuintement s'élevait du joint souple qui entourait la surface métallique et frottait contre la paroi concave et lisse. Les appliques encastrées s'allumaient l'une après l'autre au fur et à mesure qu'ils plongeaient dans les profondeurs du bâtiment. Ils avaient parcouru le tunnel latéral sans rencontrer d'opposition. Des bruits sourds et prolongés avaient résonné comme les grondements d'orages lointains. L'air devenait peu à peu irrespirable. « Le palais est en train de s'effondrer », avait murmuré Fracist Bogh.

La poitrine de San Francisco fut secouée par cet étrange halètement rauque qui lui tenait lieu de rire.

« Ce serait plutôt à mon cœur et à ma tête de se réjouir, prince des hyènes. Tes amis et toi avez brillé comme les quatre Farfadets sur notre interminable nuit. Nous étions morts et tu es venu nous ressusciter... Je vois que tu es presque devenu un homme et j'en déduis que nous sommes restés endormis longtemps dans ces boîtes en verre.

— Trois ans, précisa Jek.

— Lorsque nous serons sortis de cet endroit, tu me raconteras ce qui s'est passé pendant tout ce temps. Ma tête a besoin de savoir comment a évolué l'univers pendant mon sommeil. »

L'Anjorien fixa tour à tour les deux Jersalémines d'un air grave.

« Nous avons appris que Jer Salem, que votre peuple... » Il n'eut pas le courage d'aller jusqu'au bout de sa phrase.

« La fin de Jer Salem était inscrite dans le ciel, murmura San Francisco d'un air sombre.

— J'en suis le seul responsable, intervint Fracist Bogh. En tant que muffi de l'Eglise du Kreuz, c'est moi qui ai donné l'ordre de la destruction de Jer Salem. »

Tous les regards, y compris celui de Yelle, convergèrent vers le Marquinatin. Les lumières des appliques soulignaient son visage défait et se réfléchissaient dans ses yeux larmoyants.

« L'accession d'un paritole au trône pontifical n'a pas été du goût des cardinaux syracusains, poursuivit Fracist Bogh d'une voix morne. Ils ont aussitôt cherché à mettre ma détermination à l'épreuve. Ils ont d'abord exigé la condamnation à mort de l'ancienne impératrice, dame Sibrit de Ma-Jahi, une femme d'une lucidité remarquable, puis ils ont réclamé l'extermination des Jersalémines, coupables à leurs yeux d'hérésie... J'ai estimé qu'il valait mieux sacrifier les cent quarante mille membres du peuple élu plutôt que déclarer une guerre ouverte à mes adversaires, une guerre qui aurait probablement engendré des schismes et coûté la vie à des milliards d'êtres humains... J'aurais été renversé, un autre serait venu à ma place, plus intransigeant que moi, j'aurais perdu le contrôle sur les quatre cryogénisés, je n'aurais pas été en mesure d'accomplir la tâche que m'avait confiée mon prédécesseur, je n'aurais pas eu accès aux enseignements secrets du Kreuz et aux mystères des graphèmes inddiques... Ces arguments résonnent comme des justifications, j'en suis conscient. Aujourd'hui, je doute d'avoir fait le bon choix... »

Un silence pesant, seulement troublé par le chuintement de la plate-forme et les rumeurs des lointaines explosions, ponctua cette déclaration. Les paroles de l'homme d'Eglise avaient réveillé dans l'esprit de Phœnix le souvenir de son père Dallas et de sa mère Cheyenne. Même s'ils l'avaient implicitement reniée lorsque les abyns l'avaient condamnée à être jetée dans le cirque des Pleurs, elle n'avait jamais cessé de les aimer. Elle se rendait compte qu'elle ne les reverrait jamais, pas davantage qu'elle ne reverrait Elian, la cité creusée dans le glacier, le Thorial, le Soukto, le temple de Salmon, les congères enflammées par les rayons des Farfadets... Elle était désormais orpheline et apatride, mais était-ce le ralentissement de son cœur pendant trois ans ? elle n'en concevait aucune tristesse, aucun regret, elle se laissait simplement porter par le doux chant de nostalgie qui résonnait en elle.

« Le peuple jersalémine s'est condamné lui-même, dit San Francisco. S'il n'avait pas négligé le chemin du cœur, les xaxas l'auraient transporté sur Terra Mater et vous auriez détruit un satellite désert. Vous n'avez été que l'instrument de son destin.

— Un instrument de mort, souffla Fracist Bogh. Je resterai dans l'histoire comme le muffi responsable d'un génocide.

— Vous resterez peut-être comme l'un des douze cavaliers de la Rédemption, intervint Shari.

— De quelle rédemption s'agit-il ? De la mienne ?

— Quel rapport y a-t-il entre la religion kreuzienne et la science inddique ? » demanda Aphykit.

Son esprit était désormais parfaitement lucide. Elle s'efforçait de surmonter la détresse dans laquelle la précipitaient le souvenir de Tixu et la paralysie de Yelle, d'appréhender la situation à partir des quelques éléments dont elle disposait.

« Le kreuzianisme est une branche de l'Indda, répondit le Marquinatin. Une branche qui s'est séparée du tronc et qui a fini par pourrir.

— Je comprends maintenant pourquoi mon père, Sri Alexu, disait que l'Eglise était fille sage, femme folle et mère cruelle. » Elle se tourna vers Shari : « Parle-moi de ces douze cavaliers de la Rédemption. »

Il releva de quelques centimètres le corps de Yelle pour décontracter les muscles de ses bras. Les appliques s'éteignirent soudain et la plate-forme sombra dans un puits fuligineux.

« Nous avons consulté les annales inddiques...

— Tu es donc parvenu à les trouver ?

— Non seulement moi, mais également Jek. Et nous devons être douze à y entrer, douze pour former un dewa, un atome inddique, et garder une chance de vaincre le blouf.

— Qui sont ces douze ?

— Aux deux Jersalémines, au muffi de l'Eglise, à ta fille et toi, il convient d'ajouter un ancien chevalier absourate, une créature dans un train de vaisseaux, ma douce Oniki et mon fils Tau Phraïm...

— Ton épouse, ton fils ? Où sont-ils ? Sur Terra Mater ? »

En dépit de l'obscurité, elle distingua nettement l'ombre de tristesse qui glissa sur ses traits.

« Sur la planète Ephren. Je n'ai pas de nouvelles d'eux depuis quelques jours. Je n'ai pas perdu le contact subtil avec eux mais j'ai le sentiment qu'il leur est arrivé un malheur.

— Vous voulez sans doute parler d'Oniki Kay, la thutâle proscrite ? dit Fracist Bogh. Les autorités d'Ephren ont récemment demandé l'autorisation d'importer des serpentaires géants de Nouhenneland pour exterminer les serpents de corail.

— Vous la leur avez accordée ?

— Il y a bien longtemps que le sénéchal Harkot se passe de mon accord pour prendre ses décisions ! C'est Adaman Mourall, mon secrétaire particulier, qui m'a parlé de cette histoire. Je n'en ai pas appris davantage.

— Vous avez évoqué douze cavaliers rédempteurs, dit San Francisco. Or ma tête n'en a compté que onze.

— Nous ne savons pas encore qui est le douzième », répondit Shari.

La plate-forme se posa en douceur sur le sol, à l'entrée d'un couloir étroit éclairé par des bulles-lumière flottantes.

« Papa, murmura Yelle.

— Eh bien quoi, papa ? demanda Aphykit.

— Papa est le douzième...

— Il est parti pour toujours.

— Il reviendra, insista la fillette. Il aura sa forme d'homme mais son cœur sera empli de la puissance du vide. »

Elle vit, aux regards apitoyés qu'ils lui jetaient, qu'ils ne la croyaient pas. Aphykit elle-même semblait penser que l'esprit de sa fille était aussi détérioré que son corps. Seul Jek, parce qu'il n'avait pas encore atteint l'âge adulte, peut-être également parce qu'il l'aimait bien que trois ans se fussent écoulés depuis leur séparation, persistait à la contempler d'un air complice.

Les subtils courants d'air produits par le système de ventilation des sous-sols du palais épiscopal projetaient les bulles flottantes sur les cloisons ou la voûte, habillées de béton brut, dispersaient la poussière et la fumée. Ils ne distinguaient pas l'autre extrémité du passage, qui s'incurvait une dizaine de mètres plus loin. Ils prêtèrent l'oreille mais ne décelèrent aucun bruit suspect. Maltus Haktar avait disposé les hommes de son réseau de manière à protéger l'atelier des déremats et, à en juger par le silence paisible qui régnait dans cette partie des fondations, les lignes de défense avaient rempli leur office en enrayant la progression des assaillants.

« C'est le seul accès à l'atelier ? demanda San Francisco.

— Il y a également un monte-charge dont se servent les techniciens pour se faire livrer les machines ou les pièces détachées, mais je l'ai fait combler de béton liquide la nuit dernière.

— Qu'y a-t-il dans cet atelier ? demanda Aphykit.

— Des déremats, ma dame, soupira l'Osgorite, excédé d'être sans cesse obligé de répéter les mêmes choses. Ils nous expédieront sur Platonia, dans le temple kreuzien de Bawalo, un village dont la mission est tenue par un ami à moi, un Osgorite. Il dispose de deux déremats clandestins à long rayon d'action. De là, nous pourrons nous transférer où bon nous semblera.

— Ce calme ne présage rien de bon, déclara San Francisco. Ma tête me dit que nous devons observer la plus grande prudence... »

L'étroitesse du couloir les contraignit à avancer en file indienne. Maltus Haktar ouvrait la marche, suivi de Fracist Bogh. Les éclats du carrelage de marbre, usé, fendillé, blessaient les pieds nus d'Aphykit et des deux Jersalémines. Les senteurs toxiques qui s'immisçaient dans l'âpre odeur de moisissures rappelèrent à Jek les relents de gaz dans la galerie de secours du Terrarium Nord d'Anjor. Une bulle-lumière, soufflée par un brusque courant d'air, se fracassa contre un mur et libéra des filaments incandescents qui tombèrent en pluie tout autour d'eux.

Une porte métallique à double battant se dressait au bout du couloir.

« Etrange qu'elle soit ouverte, chuchota Maltus Haktar.

— N'oubliez pas qu'Adaman nous a précédés » , fit observer Fracist Bogh.

En entendant ce nom, le maître jardinier ne put se retenir d'esquisser une grimace.

« Vous le détestez donc à ce point ? » demanda le Marquinatin.

Maltus Haktar tourna la tête et décocha un regard venimeux à son interlocuteur.

« Pourquoi avez-vous accordé votre amitié à ce sale châtrât ?

— Il n'a pas encore pris conscience de sa valeur mais je reste persuadé qu'il a un bon fond... »

En prononçant ces mots, Fracist Bogh se rendit compte qu'il n'avait aucune estime véritable pour Ada-man Mourall, qu'il l'avait nommé au poste de secrétaire particulier uniquement parce que c'était un complanétaire et que sa compagnie l'avait aidé à supporter la douleur de la solitude et de l'exil. Adaman Mourall avait eu ce seul mérite un mérite énorme d'être un petit coin de Marquinat sur le sol hostile de Syracusa.

Ils s'introduisirent dans l'atelier, une pièce d'un volume surprenant au regard de l'exiguïté du couloir d'accès. Une vingtaine de machines en forme de sphère, de parallélépipède ou de champignon trônaient au-dessus de fosses de réparation, posées sur des élévateurs à suspension d'air. D'autres avaient été alignées contre un mur, et leur capot ou leur hublot largement ouvert laissaient entrevoir les capitons des cabines ou les différents organes internes, les fils, les cartes, les filtres, les analyseurs, les désintégreurs... D'autres encore, des appareils réformés, avaient été entassés pêle-mêle à proximité d'une cuve de retraitement, emplie d'un liquide de séparation des molécules des matériaux. Des rampes au nyctron, encastrées entre les énormes chevrons qui étayaient le plafond, dispensaient un éclairage cru, violent, révélaient la rugosité des murs enduits d'un crépi rustique et les inégalités du sol recouvert d'une épaisse couche de peinture rouge. Les exhalaisons oppressantes des dissolvants supplantaient les odeurs de moisissures et d'air surchauffé.

Shari reconnut la salle qu'il avait visitée au cours de ses expéditions de reconnaissance mentale. Les opérations ne s'étaient pas déroulées conformément à ses prévisions mais l'atelier des déremats, cet endroit où se réunissaient tous les amateurs de transferts clandestins du palais épiscopal, avait constitué depuis le début son objectif, et l'essentiel était de l'avoir atteint en compagnie des quatre cryos réanimés et du muffi de l'Eglise. Il espérait que les produits chimiques n'avaient endommagé que la moelle épinière de Yelle : ils auraient besoin de la plénitude de son esprit pour lutter contre l'Hyponéros. Les yeux gris-bleu de la fillette les mêmes yeux que Tixu se posaient de temps à autre sur lui et il ressentait l'extraordinaire puissance de ce regard, qui semblait le débusquer jusque dans ses retranchements les plus reculés.

Maltus Haktar se dirigea vers les quatre capsules noires regroupées dans le coin gauche de l'atelier et qui, même si elles présentaient quelques différences mineures, avaient vraisemblablement été fabriquées dans la même usine et à la même époque. Les hublots d'accès à la cabine de transfert étaient placés sur les flancs lisses et rebondis. Trois d'entre eux étaient ouverts. Le maître jardinier désigna le quatrième, fermé, d'un geste du bras.

« Adaman Mourall s'est enfourné dans celui-là ! »

Sa voix prit une résonance étrange dans ce vaste espace aux trois quarts vide. Il plongea la main dans une niche du socle et saisit un clavier dont il pressa la touche d'ouverture. Maltus Haktar se retourna et fixa tour à tour ses sept compagnons.

« D'après ce que j'ai cru comprendre, je suis le moins important de nous tous pour l'avenir de l'humanité... Je passerai donc en dernier.

— Ni Jek ni moi n'avons besoin de déremat, dit Shari. Jek vous attendra sur Terra Mater, à l'ancien village des pèlerins, pendant que j'irai chercher Oniki et Tau Phraïm sur Ephren.

— Je tiens à accompagner Yelle, dit Aphykit. De toute façon, je ne me sens pas encore assez forte pour voyager sur mes pensées. »

Maltus Haktar eut la brève impression d'être un simple mortel fourvoyé parmi des dieux. Ils parlaient avec une simplicité déconcertante de pouvoirs extravagants, ils s'exprimaient comme des personnages de légende et, d'ailleurs, ils étaient des personnages de légende, des êtres sur lesquels se cristallisaient les croyances, des êtres qui tenaient entre leurs mains le sort de l'humanité.

« Yelle ne pourra pas effectuer les gestes nécessaires à son transfert, ajouta Aphykit.

— Nous les effectuerons à sa place, répondit l'Osgorite. Nous commanderons la fermeture du hublot et l'impulsion de transfert à l'aide du clavier extérieur. Une dernière question : à quelles coordonnées de Terra Mater devrons-nous programmer les déremats de Bawalo ?

— Les coordonnées d'Exod, l'ancienne cité ameuryne, figurent dans les mémodisques de toutes les machines, répondit Shari... Il vous suffira de saisir le mot Exod. E.X.O.D.. Il baissa les yeux sur Yelle : « Tu es prête ? »

Elle tourna la tête, lança un regard éperdu en direction de Jek, un regard où se lisaient l'amour et le regret d'être séparée de lui alors qu'ils venaient tout juste de se retrouver, puis cligna des paupières en signe d'acquiescement. L'Anjorien lui souriait, visiblement ému, au bord des larmes, et elle se raccrocha à l'espoir qu'ils seraient de nouveau réunis sur Terra Mater, qu'elle remarcherait et qu'ils pourraient aller se baigner tous les deux dans le torrent. Dans leur torrent.

Maltus Haktar aida Shari à glisser le corps inerte de la fillette par le hublot avant d'engager son propre torse dans la cabine, capitonnée de velours rouge. Il installa Yelle aussi confortablement que possible sur la couchette et enroula les sangles de saisie autour de ses avant-bras.

« A tout de suite, ma jolie... »

Yelle fixa le visage rude de l'Osgorite, penché au-dessus d'elle et caressé par la lumière de l'atelier. Elle voulait le graver à jamais dans sa mémoire, car son courage et son dévouement méritaient leur reconnaissance et elle avait la certitude qu'elle ne le reverrait jamais. Il ressortit, extirpa le clavier extérieur d'une niche du socle et appuya sur les touches de transfert. Le hublot se referma dans un claquement sec. Quelques secondes plus tard, un subtil grésillement s'éleva de l'avant de l'appareil et un éclair vert, fulgurant, jaillit des interstices du capot.

« A votre tour, dit Maltus Haktar en désignant Aphykit, Phœnix et San Francisco. Vous n'aurez qu'à suivre les instructions lumineuses apparaissant sur l'écran du tableau de bord. Quant à vous, Votre Sainteté... Fracist Bogh, vous devrez attendre trois minutes supplémentaires. Le temps que le désintégreur du premier déremat ait refroidi...

— Et vous ? demanda le Marquinatin.

— Ne vous inquiétez pas pour moi : je prendrai le tour suivant... »

Pendant qu'Aphykit et Phœnix s'introduisaient à l'intérieur des capsules noires, San Francisco s'avança vers Maltus Haktar et le dévisagea avec une étrange solennité.

« Mon cœur se réjouit de vous avoir connu.

— En ce cas, prince, il se réjouira encore dans quelques minutes, lorsque je vous aurai rejoint sur Platonia. Cessez, par pitié, de me considérer comme un cadavre ! »

Les yeux du Jersalémine s'emplirent de tristesse. Il entrouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, se ravisa au dernier moment, fit un petit signe amical à Jek puis se dirigea vers la machine libre. Les hublots se refermèrent l'un après l'autre, les filtreurs de particules émirent leur grésillement, les désintégreurs crachèrent leurs éclats verts et scintillants.

Maltus Haktar observa attentivement le témoin lumineux du clavier. Ce point holographique jaune s'éteindrait dès que le déremat qui avait transféré Yelle serait de nouveau disponible.

« Plus rien ne vous oblige à attendre, messieurs, murmura-t-il à l'intention de Shari et de Jek. Vos amis sont en sécurité.

— Nous nous reverrons sur Terra Mater, approuva Shari.

— Avec plaisir. J'ai toujours rêvé de visiter la planète des origines.

— Merci pour tout.

— Je n'ai fait que respecter la volonté d'un mort... »

L'Osgorite s'astreignit à garder les yeux rivés sur le témoin du clavier. Il avait l'impression qu'il basculerait définitivement dans la folie s'il assistait de visu à la disparition du mahdi Shari et du garçon. Il y avait des limites aux facultés d'assimilation de son esprit.

« Ils sont partis ? demanda-t-il au bout d'une quinzaine de secondes.

— Constatez par vous-même », répondit Fracist Bogh.

Après que le maître jardinier eut balayé la pièce du regard et vérifié que le muffi et lui étaient seuls, il haussa les épaules et soupira :

« Jamais je ne réussirai à m'y faire. »

Le témoin lumineux clignota sur le côté du clavier.

« Ça va bientôt être à vous. Votre... »

Les battants métalliques de la porte de l'atelier claquèrent soudain contre les murs. Des mercenaires de Pritiv s'engouffrèrent à l'intérieur de la pièce et se répartirent entre les déremats posés sur les élévateurs. Maltus Haktar dégagea son ondemort de la poche arrière de son colancor, saisit Fracist Bogh, pétrifié, par le poignet et le tira sans ménagement derrière une capsule noire. Des disques métalliques grincèrent sur les carrosseries métalliques et sur les pierres du mur. Le maître jardinier lâcha une rafale d'ondes à haute densité pour maintenir les assaillants à distance.

« Les défenses ont fini par céder, maugréa-t-il. Où est votre arme ? »

Fracist Bogh fouilla fébrilement dans les poches de son colancor, mais il se souvint que son ondemort ne s'y trouvait plus car, pensant qu'il n'aurait plus à s'en servir, il l'avait abandonné sur le socle d'un déremat.

« Le magasin d'énergie du mien est presque vide ! » soupira l'Osgorite.

Il estimait à douze le nombre de mercenaires qui avaient investi l'atelier. Des formes gris et blanc se faufilaient entre les machines disséminées dans la pièce et progressaient peu à peu vers les quatre capsules noires. L'Osgorite prit conscience qu'une seule arme ne pourrait pas les contenir très longtemps. Lorsqu'ils auraient achevé leur manœuvre d'encerclement, ils lanceraient plusieurs attaques simultanées et n'auraient aucune difficulté à les submerger. Il jugea préférable de prendre l'initiative, de tenter le tout pour le tout, de ne pas laisser la nasse se refermer sur eux.

« Il nous faut deux secondes pour contourner ce déremat, fit-il à voix basse. Trois secondes supplémentaires pour ouvrir le hublot et vous introduire dans la cabine. Cinq autres pour valider les données de transfert. Comptons dix secondes pour être larges. Etes-vous prêt à tenter la chance ?

— Le vrai risque serait d'attendre qu'ils viennent nous égorger comme des animaux à l'abattoir, chuchota Fracist Bogh. Mais si nous suivons vos directives, Maltus, qu'adviendra-t-il de vous ? »

Un sourire pâle éclaira la face de l'Osgorite.

« Je pourrai me présenter la tête haute devant le Vingt-quatre ! Mais je ne suis pas encore mort. Je disposerai également de dix secondes. Avec un peu de chance... Notre premier objectif, c'est le clavier mobile du socle. Vous presserez la touche d'ouverture, en haut à droite du pavé numérique. Concentrez-vous sur vos gestes, je m'occupe du reste. »

Fracist Bogh posa la main sur l'avant-bras du maître jardinier.

« Je vous suis redevable de tant de choses, Maltus...

— Remerciez votre prédécesseur. Et ne vous laissez pas dominer par vos émotions : c'est le moment de garder la tête froide... »

Il se releva, arrosa d'ondes l'atelier sur une grande partie de sa largeur, s'accroupit, ordonna à Fracist Bogh de le suivre et se glissa entre deux capsules. Le Marquinatin contrôlait mal ses membres agités de tremblements. Il était arrivé à Vénicia comme un jeune général fanatique, ivre du sang des hérétiques, en conquérant du Kreuz trempé dans sa foi comme dans un acier inaltérable, il avait réussi ce tour de force, lui le petit paritole, de monter sur le trône pontifical, il avait régné sur le formidable empire de l'Eglise, et il quittait son palais par une issue dérobée, comme un voleur, comme un misérable châtrât. Il avait certes retrouvé la pureté originelle de l'enseignement mais il n'y avait pas de place pour le Verbe Vrai dans le cœur même de l'Eglise. Le dogme ne s'embarrassait pas de vérité, le dogme ne cherchait pas à remettre les hommes sur le chemin de leur souveraineté : il était le plus terrifiant des instruments de pouvoir, le joug qui maintenait des milliards d'êtres humains dans le mépris et l'ignorance d'eux-mêmes.

Jek et le mahdi Shari lui avaient affirmé qu'il était l'un des douze cavaliers de la Rédemption, l'un des douze piliers du temple de lumière décrit par le prophète Zahiel, mais il doutait fort que les « douze premiers dieux » du Dodeukalogue fussent en proie à de tels accès de frayeur.

« Le clavier ! » souffla Maltus Haktar.

L'Osgorite se redressa, sortit de l'abri offert par les capsules et pressa la détente de son ondemort. Les rayons se pulvérisèrent en gerbes scintillantes sur les appareils rassemblés au centre de l'atelier.

« Vite ! »

La voix du maître jardinier tira Fracist Bogh de sa léthargie. A quatre pattes, il contourna l'angle du socle et se dirigea aussi rapidement que possible vers la niche du clavier. Il s'en empara, localisa la touche d'ouverture dont avait parlé Maltus Haktar. Il dut s'y reprendre à trois reprises pour l'effleurer de l'index. Le hublot s'ouvrit dans un soupir prolongé, mais, au moment où Fracist Bogh se redressait pour se glisser dans le passage, un disque fila quelques centimètres au-dessus de sa tête et percuta la machine de plein fouet avant de repartir dans une autre direction.

« Bon Dieu ! glapit Maltus Haktar. Mon magasin est vide ! »

Les rayons que vomissait le canon de son arme perdaient de leur intensité lumineuse et ne parcouraient plus que cinq ou six mètres avant de s'incurver et de piquer vers le sol. Il fouilla fébrilement les environs du regard, à la recherche de l'onde mort abandonné par Fracist Bogh. Il l'aperçut, posé en travers sur le socle d'une capsule située sur sa droite. Il prit instantanément sa décision. Il lâcha son arme, banda les muscles de ses jambes, prit son élan, plongea droit devant lui, roula sur lui-même sur une distance de plus de quatre mètres. Des disques crépitèrent autour de lui, crissèrent sur la chape de béton, regagnèrent de la hauteur après le rebond, se fracassèrent violemment contre le mur. Il se rétablit sur ses pieds à proximité du socle, s'empara de l'ondemort dans le même mouvement, désamorça le cran de sûreté, se retourna.

Un disque tourbillonnant se ficha sous son pectoral droit. La tranche affûtée se fraya un passage entre ses côtes et lui incisa la plèvre. Une douleur intolérable lui cisailla tout le flanc. Dans un ultime effort, il tenta de relever le canon de l'arme, de presser la détente, mais ses muscles ne lui obéissaient plus. Le disque, tel un animal enragé, continuait de lui déchiqueter le poumon.

Glacé d'épouvante, Fracist Bogh vit un deuxième disque perforer le cou de l'Osgorite, sa tête se décoller de son tronc et percuter un déremat dans un bruit sourd. Un panache de sang jaillit de son corps décapité qui esquissa deux pas mécaniques avant de s'affaisser.

Epouvanté, Fracist Bogh regarda la tête du maître jardinier, son corps agité de soubresauts qui gisait dans une mare grandissante et se vidait dans un gargouillement lugubre. Au second plan, les silhouettes gris et blanc des mercenaires sortaient de leur abri, convergeaient dans sa direction. Il restait tétanisé, incapable de prendre la moindre initiative. L'odeur de sang, suffocante, répugnante, lui soulevait le cœur.

Il se dit qu'il n'entrerait jamais dans le temple de lumière de Zahiel, qu'il ne serait jamais un des douze cavaliers de la Rédemption. Des images, des sensations défilèrent dans son esprit affolé. En lui se retraça le parcours chaotique de son existence, cette aventure étonnante qui allait bientôt s'achever dans le sous-sol du palais épiscopal de Vénicia. De ce fleuve tumultueux surnageaient les visages de trois femmes : sa mère, Jezzica Bogh, qu'il n'avait jamais revue depuis que les kreuziens l'avaient arrêté et enfermé dans l'école de propagande sacrée de Duptinat, dame Armina Wortling, la femme du seigneur Abasky, dame Sibrit, l'ancienne impératrice... Trois femmes que l'Eglise avait plongées dans la souffrance et le malheur comme pour proclamer que la nature féminine, la part de nuit et de rêves de chaque être humain, était incompatible avec l'essence même de l'enseignement kreuzien.

Les yeux des mercenaires brillaient au travers des fentes oculaires de leur masque. Trois triangles argentés et entrecroisés scintillaient sur le plastron de leur uniforme.

« Ce maudit Osgorite ne vous protégera plus, Votre Sainteté ! fit une voix caverneuse.

— A notre départ, il ne restera plus beaucoup de ces sales paritoles dans les couloirs du palais ! s'exclama une deuxième voix, également déformée par la cavité buccale du masque.

— Qu'est-ce qu'on fait de lui ? On le tue ?

— Tu connais la consigne : les cardinaux kreuziens préfèrent le récupérer vivant. Lorsqu'il moisira sur une croix-de-feu à combustion lente, il regrettera amèrement d'avoir été épargné.

— Tu es sûr qu'il s'agit du Marquinatole ?

— Aucun doute : je l'ai vu à plusieurs reprises au palais impérial.

— Où sont les quatre cryos ? Les sarcophages de congélation étaient vides...

— Transférés par ces déremats, je suppose... Attendons l'ovate. »

L'officier du Pritiv, tout de noir vêtu, se présenta quelques minutes plus tard. A la manière dont il tenait la mentonnière de son masque, on aurait pu croire que celui-ci était mal ajusté. En outre sa combinaison semblait un peu trop petite pour lui, car les extrémités froncées de ses manches remontaient pratiquement jusqu'à ses coudes. Les mercenaires l'avaient attendu en silence, assis ou appuyés négligemment sur les socles des déremats. Fracist Bogh avait bien essayé de se relever, de passer la tête dans le hublot ouvert, mais il n'avait pas mis beaucoup de conviction dans sa tentative et les disques avaient immédiatement coulissé sur les rails greffés dans les bras des mercenaires. Le Marquinatin n'avait pas insisté, n'avait même pas cherché à se reculer lorsque le sang de Maltus Haktar était venu lécher les semelles de ses chaussures. La peur l'avait maintenant déserté et il avait repris empire sur lui-même. Il lui fallait d'abord songer à rester en vie, à ne pas commettre de geste suicidaire, à faire preuve d'humilité, pour ne pas exciter la colère de ses juges et bourreaux, à offrir au mahdi Shari et à ses compagnons une chance de venir le délivrer. Le voyage sur la pensée, les possibilités qu'il offrait de franchir les murailles les plus épaisses, de pénétrer dans les geôles les mieux gardées, entretenait la flamme fragile de l'espoir. Il était toutefois conscient qu'une éventuelle opération de libération ferait courir un grave danger à ses compagnons, car le sénéchal et les cardinaux lui affecteraient probablement une surveillance renforcée, et il n'était pas certain que sa personne fût suffisamment précieuse pour que le mahdi Shari et Jek acceptent de prendre un tel risque. (Ils l'avaient compté parmi les douze cavaliers de la Rédemption, mais était-il réellement indispensable ?)

L'ovate fendit le cercle des mercenaires et s'approcha de lui, l'index et le pouce de sa main gauche toujours serrés sur la mentonnière de son masque noir. Le sentiment incongru s'empara de Fracist Bogh que le nouvel arrivant était animé d'intentions bienveillantes. Il lui semblait que des ondes de sympathie émanaient de cet homme mais il s'en défendit aussitôt en présumant qu'il était leurré par ses désirs inconscients.

« L'oiseau a été pris au nid, ovate ! » cria un mercenaire.

L'officier approuva d'un mouvement de tête.

« Vous pensez que le palais est entièrement entre nos mains, ovate ? » demanda un autre.

L'officier haussa les épaules.

« Vous avez un problème avec les greffons de votre masque, ovate ? s'enquit un troisième.

— Ça arrive, avança un quatrième. Les greffons pourrissent et tombent parfois comme des cordons ombilicaux desséchés...

— Merde ! hurla un cinquième. Ce n'est pas... »

Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase. Le son d'une puissance effroyable qui s'échappa de la gorge de l'officier le frappa au niveau du plexus solaire et il s'affala de tout son long sur un appareil. L'ovate pivota la tête de gauche à droite et continua de pousser cet incroyable cri, ce rayon sonore qui faucha ses hommes l'un après l'autre. L'opération se déroula à une telle vitesse qu'aucun d'eux n'eut la possibilité d'actionner le mécanisme de son lance-disques. Ceux qui ne moururent pas tout de suite agonisèrent sur le béton, poussèrent des gémissements déchirants, remuèrent faiblement les bras et les jambes comme des insectes cloués sur une planche de bois.

Eberlué, Fracist Bogh ne songea même pas à se relever. Il contempla d'un œil incrédule les corps inertes ou moribonds qui jonchaient le sol tout autour de lui. L'ovate retira son masque et dévoila un visage lisse, des yeux fendus surmontés de paupières lourdes qui accentuaient leur mystère. Des taches de sang séché maculaient son front, ses hautes pommettes et son menton. Le Marquinatin vit que ces mouchetures n'étaient pas des traces de blessures mais qu'elles avaient été abandonnées par les filaments de chair sectionnés qui pendaient à l'intérieur du masque. Il comprit alors que les masques des mercenaires n'étaient pas de simples paravents rigides mais de monstrueuses greffes épithéliales, et un profond dégoût s'empara de lui.

L'officier, ou l'homme qui s'était caché sous ce déguisement, s'accroupit et lui secoua l'épaule. Les froissements de son épaisse combinaison noire dominèrent un instant les plaintes des mourants.

« Vous sentez-vous en état de supporter un transfert ? »

Fracist Bogh leva les yeux sur son interlocuteur et opina d'un hochement de tête.

« Je suis Whu Phan-Li, chevalier absourate. J'étais réfugié sur le Sixième Anneau de Sbarao mais un concours de circonstances puis une vision m 'ont poussé à intervenir dans le palais épiscopal de Vénicia. Je me suis rematérialisé dans un quartier de mercenaires de Pritiv, ce qui explique mon déguisement. J'ai attendu qu'ils se lancent à l'assaut du palais et je les ai suivis à distance. Cette saloperie de masque a failli me trahir : mon installation de fortune n'a pas tenu. »

Fracist Bogh prit appui sur le bras tendu de Whu pour se relever.

« Vous êtes sans doute le chevalier absourate dont parlait le mahdi Shari des Hymlyas... L'un des douze piliers du temple... »

Les paroles hésitantes du Marquinatin parurent plonger son vis-à-vis dans un abîme de perplexité.

« Vous connaissez cette histoire ?

— Je suis Fracist Bogh, ancien muffi de l'Eglise du Kreuz. J'ai eu accès à certaines révélations dans la bibliothèque secrète du palais et je suis également censé faire partie des douze cavaliers de la Rédemption...

— Il m'avait semblé apercevoir, dans ma vision, un enfant, un autre homme et des corps allongés dans des sarcophages transparents. Or vous êtes seul... »

Le regard de Fracist Bogh heurta la tête exsangue de Maltus Haktar. Le maître jardinier avait poussé le dévouement jusqu'à rejoindre le Vingt-quatre dans les mondes de l'au-delà.

« Votre vision ne vous avait pas trompé. Tous ceux que vous évoquez sont... »

A cet instant, une formidable déflagration ébranla le sol et les murs. Les rampes au nyctron s'éteignirent et l'atelier fut plongé dans une obscurité opaque.

« Ils ont atteint les générateurs et coupé les circuits d'énergie magnétique ! s'exclama Fracist Bogh.

— Mais les déremats continuent de fonctionner, n'est-ce pas ? » demanda Whu.

Comme la réponse tardait à venir, il insista : « Ils fonctionnent, n'est-ce pas ? » Fracist Bogh tourna la tête vers le chevalier. Bien que les ténèbres aient entièrement submergé l'atelier, Whu décela des éclairs de désespoir dans les yeux du Marquinatin.

« Ils étaient alimentés par le système d'énergie magnétique... »

CHAPITRE XVIII

Viens en mon aven[1] Soäcra,

et n 'aie peur d'être dur,

quand tu seras las,

tu t'en iras...

Si mon aven t'a plu,

tu reviendras, tendu,

Soäcra.

 

Invitation à l'aven,

chant traditionnel des Tropiques, Platonia

 

 

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